Jean
-Baptiste PLATEL, secrétaire du syndicat des boutonniers, raconte
..
«
La
Grève des Boutonniers
Les
boutons que vous portez, boutons blancs de vos chemises, boutons de
couleur de vos vêtements, vous êtes-vous demandés,
camarades, d'où ils venaient, quels travailleurs les avaient
façonnés ? Peut-être le savez-vous depuis notre
grande grève de février, mars, avril derniers.
Les
journaux ont parlé beaucoup des boutonniers, parce que, sur le
passage de nos cortèges de grévistes, quelques vitres
de demeures patronales ont été brisées. Mais les
journaux n'ont pas parlé des existences que le métier
a brisés et brise sans arrêt parmi nous. Ces dégâts-là,
pourtant, sont autrement importants. Je voudrais, brièvement,
le dire ici. Vous comprendrez mieux alors notre mouvement de révolte.
Vous en perdrez moins vite le souvenir aussi.
L'arrondissement
de Beauvais, dans l'Oise, possède une sorte de monopole de la
fabrication du bouton. Dix mille ouvriers environ y sont occupés,
dans une quarantaine de fabriques disséminées sur une
vingtaine de communes. Dans un coin éloigné de l'Oise,
il y a une autre dizaine de fabriques. Une autre dizaine encore dans
le restant de la France, à Paris, dans la Somme et dans le Nord.
Avec
quoi est fait le bouton ?
Autrefois,
on ne travaillait que la nacre, blanche ou noire, classée par
espèce et connue sous le nom du lieu où elle était
pêchée, Sydney, Macassar, Manifle, Quing-Sood. etc.. La
nacre épaisse et blanche sert également à fabriquer
de magnifiques manches de couteau, des montures d'éventails et
autres objets de prix.
Mais
la nacre est chère. Elle a été supplantée
par d'autres coquillages infiniment moins coûteux: le burgau de
Singapour, gros escargot de mer pesant parfois jusqu'à 2 kilogrammes,
la golfich et l'aleotide reflétant toutes les couleurs de l'arc-en-ciel
, la moule, la lingah, le colombo, le sharbay. Enfin et surtout, par
le troca, sorte d'escargot marin, portant aussi, selon les lieux d'origine,
les noms de Calédonien, Tahiti, Macassar, Japonais, etc..
Il
y a dix ans, à peu près, que l'on a commencé à
utiliser le troca, et aujourd'hui il entre dans la plus grosse partie
de la fabrication. C'est que si la nacre franche coûte actuellement
de 3 à 7 francs le kilogramme, le troca ne coûte que 50
à 80 centimes. La différence de prix est énorme,
la différence de qualité du bouton n'est appréciable
que pour les connaisseurs.
Par
quelles opérations passe le coquillage pour devenir bouton ?
D'abord,
le sciage au moyen d'une scie circulaire roulant à une vitesse
vertigineuse. Indépendamment de l'air vicié de vapeurs
et de poussières qu'il respire, le scieur est continuellement
exposé à des accidents. Les scieurs à qui il manque
des bouts de doigts ou des doigts entiers ne sont pas rares.
Puis
le découpage du bouton brut. Ensuite le tournage, qui sert à
donner les façons de bourrelets, de cuvettes, de fantaisies,
etc. Découpeurs et tourneurs, travaillant penchés sur
leur meule ou sur leur tour, en avalent de la poussière de coquillage
au long d'une journée! Des femmes, les graveuses, fignolent certaines
catégories de boutons.
Enfin,
le polissage, qui se faisait à la main autrefois, comme tout
le reste d'ailleurs, en collant les boutons sur des planches pour les
frotter vigoureusement avec une brosse enduite de tripoli et de vitriol,
se fait mécaniquement aujourd'hui. On trempe les boutons, au
préalable, dans un bain d'acide muriatique, puis on les met à
rouler quelques heures dans un tonneau ayant la forme d'un tambour et
contenant de la sciure de bois, de la stéarine et de la chaux
de Vienne. Le poli ainsi obtenu est incomparablement supérieur
à celui que donnait l'ancien système. Il ne reste plus
qu'à mettre sur cartes selon la qualité et la grosseur.
L'outillage
mécanique ne date que d'une quinzaine d'années. Et c'est
surtout depuis dix ans, depuis l'emploi du troca qu'il s'est généralisé
et perfectionné.
C'est que
grâce au troca, l'industrie du bouton a connu des jours de splendeur
pour les patrons et de quasi-aisance pour les ouvriers. Les prix de
façon étaient assez avantageux. Et que l'on songe aux
bénéfices que procuraient aux patrons les prix de vente
du bouton de troca passant pour de la nacre.
En
dix ans. des fortunes colossales se sont édifiées, des
châteaux se sont dressés à l'entrée de nos
villages. Les Troisoeufs, Les Doudelle, les Marchand, qui connurent
la plus noire misère sont devenus millionnaires en quelques années.
I1s sont les autorités du pays, les vrais maîtres, Troisoeufs
est maire de Lormaison, Doudelle, de Saint-Crépin, Marchand,
d'Andeville. Avec
leur copain Dupont, sénateur et maire Beauvais, ils sont les
meneurs du syndicat patronal. L'Etat n'a rien à leur refuser,
ni gendarmes et soldats, ni mois de prison pour les militants.
On aime à
rappeler, chez nous, le temps ou le père Doudelle était
mendiant et les mauvaises langues racontent qu'à cette époque
déjà il avait des qualités d' exploiteur. Un de
ses confrères du temps d'infortune lui aurait reproché
en pleine place publique de l'avoir forcé, un jour, à
aller mendier à la porte d'un château et de l'avoir violenté
ensuite pour lui arracher le morceau de pain de la charité.
Les
patrons se ruèrent vers les profits. Il fallait produire, encore
produire. Ils firent un nombre considérable d'apprentis. Ils
se concurrencèrent les uns les autres. N'étant pas encore
organisés, les travailleurs firent les frais de la concurrence.
De 1900 à mars 1909, ils subirent des diminutions successives
de 25 % à 40 %. Les salaires de 10 francs pour les scieurs de
7 francs pour les découpeurs, de 6 francs pour les tourneurs,
de 4,5 francs pour les graveuses, de 2,50 francs pour les encarteuses
sont loin depuis longtemps. On peut dire que la moyenne des salaires
pour une semaine est de 22 francs. Mais les salaires de 15 à
18 francs sont fréquents. L'encarteuse se fait vingt sous. La
vie est chère, aussi chère qu'à la ville. Seul,
le logement est un peu moins élevé. Il coûte, cependant,
de 180 à 200 francs par an.
A
35 ans, tous les
ouvriers sont asthmatiques en raison de la poussière qu'ils respirent
pendant le travail. Beaucoup sont plus gravement hypothéqués
encore. Qu'ils travaillent en usine ou chez eux, les conditions d'hygiène
sont déplorables. On entasse facilement 15 ouvriers là
où raisonnablement on pourrait en mettre 8. Nulle part le moindre
ventilateur ou aspirateur.
De
cette misère née de l'exploitation des ouvriers, s'ensuivit
au cours de ce début d'année 1909 un profond mouvement
de révolte qui enflamma toute la région de Méru
et conduisit des milliers de boutonniers à la grève
et la manifestation dans un élan tel que l'état apeuré
fit intervenir en nombre la troupe conduite par des généraux
pour réprimer le mouvement et occuper la ville.
A
l'issue des événements, Jean -Baptiste
PLATEL tire la conclusion suivante:
«
Cette
grève mémorable a eu pour premier résultat d'empêcher
que les ouvriers boutonniers, dans l'ensemble, soient spoliés
d'au moins un million de francs dans l'espace de dix mois, c'est à
dire pendant la durée du contrat qui, certainement, sera renouvelé.
Mais elle a donné d'autres résultats. L'organisation syndicale,
qui comptait encore peu, s'est développée considérablement.
L'esprit de révolte s'est éveillé. Devant les faits
et les avantages acquis, tel qui prêchait le calme hier est maintenant
le plus fervent propagateur de l'action directe.
Bien
mal venu serait celui qui se risquerait aujourd'hui à prétendre
que la grève des bras croisés produit de bons résultats.
Tant que les boutonniers ont agi ainsi, l'on s'est moqué d'eux.
Ce n'est que lorsqu'ils ont su montrer les dents que leurs exploiteurs
ont commencé à être moins arrogants et à
céder.
Ah
! il est bien vrai que la peur est le commencement de la sagesse. Les
militants ont eu de la besogne pour entraîner et soutenir ce magnifique
mouvement. Pas de repos, exténués ou non, il leur fallait
chaque jour aller, par la pluie et la neige, dans les vingt communes
où s'étendait la grève, afin d'organiser sérieusement
et presque militairement la résistance. L'arrêt du travail
n'était pas commode. Beaucoup d'ouvriers travaillant a domicile,
il y avait nécessité à ce qu'on s'organise pour
empêcher la sortie et la rentrée des boutons.
La
grève a duré trois bons mois, pendant lesquels la plus
parfaite harmonie n'a cessé de régner parmi les ouvriers.
Et ce furent des spectacles impressionnants que ces longues théories
d'hommes et de femmes, bravant toutes les intempéries pour aller
là où une leçon s'imposait, afin de faire comprendre
aux patrons les plus féroces qu'il y a des limites à tout.
Souvent on se plaint de l'influence déprimante des femmes. Chez
nous, elles se sont toujours montrées les plus énergiques
et les plus ardentes. On peut même dire qu'elles furent une des
causes importantes de la victoire.
Et
maintenant que dire du député Baudon, le Quinze-mille
de l'arrondissement, du conseiller général Deshayes, qui
ne virent dans ce mouvement qu'une question politique et qui osèrent
faire imprimer que la grève était fomentée et soudoyée
par les curés et par les réactionnaires.
Nous leur avons
offert maintes fois de leur présenter nos livres de comptabilité.
Ils ne se sont pas dérangés pour les regarder, mais ils
ont continué à calomnier.
Pour
ces gens-la, il est inadmissible qu'un ouvrier ait une volonté.
Du moment qu'ils ont, eux, le ventre plein, lui, il ne doit pas avoir
faim et s'il se révolte, ce ne peut être que pour faire
le jeu de tel ou tel parti politique.
Toute
chose, même malheureuse, a son côté. Les travailleurs
du bouton qui avaient encore foi en la toute-puissance du bulletin de
vote en sont quelque peu revenus. Ils ont appris à ne compter
que sur eux-mêmes et à ne plus se fier aux belles promesses
des aspirants Quinze-mille. Aussi, ils se chargent eux-mêmes de
la besogne qui les regarde. Quoique ces messieurs aient fait placarder
sur tous les murs que les déprédations commises ne pouvaient
être que l'oeuvre d'étrangers à la région,
cela n'a pas empêché quarante-cinq des nôtres, tous
du pays, d'être condamnés au chiffre global de 7 ans de
prison...
Voilà
terminé le récit de la grande lutte soutenue par les boutonniers
de l'Oise pour défendre leurs salaires. Le souvenir en restera
longtemps chez nous et y entretiendra l'esprit de révolte et
d'organisation ».
J-B
PLATEL.
Note:
Ces lignes ont partiellement été tirées d'un
ouvrage publié par L'A.A.E.M, Maison des Jeunes et de la Culture
de Méru d'après le témoignage du secrétaire
du syndicat des boutonniers de l'époque, Jean Baptiste PLATEL.
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